TU ES LÀ...

Publié le par HEBAKE

On s'était tant et tant promis de s'en aller comme on avait vécu, indissolublement ensemble, et tu m'as oubliée dans ce quart d'heure au plus qui séparait tes mots derniers au téléphone : « À tout à l'heure, chaton, je t'attends. » Tu es parti pendant que je marchais vers toi avec les cerises de janvier, et je suis seule pour tous les jours. Tu n'es plus là, mais,tu es là. Pendant 63 ans ta voix tendre et nette a répondu et m'a parlé. De tout au monde. Des incidents du jour et de l'état inquiétant des sociétés affrontées. De ton manuscrit et du mien ‑ tu m'as toujours donné la bonne vibration, tu as toujours entendu ce qui ne sonnait pas juste. Pour mes écrits, comme pour les êtres ‑ toi le silencieux, l'apparemment distrait, tu avais l'oreille absolue.
J'aime qu'à présent parlent de toi ceux qui t'ont écouté, que tu as écoutés. Pas tous, bien sûr, mais ces quelques‑uns témoignent pour les autres. Pour ceux que je rencontre dans la rue et qui disent : « Un homme toujours de belle humeur. Un homme qui avait l'air toujours content. »
Les voisins, les commerçants, et parfois des passants qu'à ma honte je reconnais mal.
Toi, le philosophe dont je crois la pensée singulière, en ce sens que ce style dépouillé est constamment nourri par l'expérience vécue des idées, mais aussi des choses de la vie.
Toi, tu as été l'esthète de chaque jour, de chaque instant, de chaque verre apprécié, de chaque spectacle regardé, de la musique souvent écoutée ensemble et qui ‑ curieusement ‑ te faisait sortir de ton silence habité pour des commentaires inattendus.
Nous avons tenté de vivre vraiment ensemble, mais en laissant à l'autre toute liberté dans tous les domaines.
Nous avons dû tout inventer à chaque tournant et serions bien incapables de donner une recette, de tracer un modèle.

La chance miraculeuse, c'est qu'à travers tous ces engagements dans l'action, les passions, les sentiments, nous ayons réussi à tenir le cap. Je te remercie de ces soixante‑trois années d'écoute réciproque et d'amour sans cesse renaissant. Je n'aurais rien voulu vivre autrement ‑ du moins dans notre relation. Et je continue, chaque jour, à te parler de tout et de rien, mon merveilleux félin ailé.
(c)  Dominique DESANTI
édité par l'Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences humaines de LYON  en 2003

Amicus Fidelis          www.ens-lsh.fr

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