Le savoir des noms et la connaissance des lieux

Publié le par HEBAKE

Un essai sur Benjamin, Walter Benjamin à Ibiza, traite du rapport très profond et vraiment théorique que le philosophe a entretenu avec cette île méditerranéenne. Ibiza, avant l’époque de la techno. C’était un lieu d’exil pour les intellectuels allemands dans les années 30, où ils venaient découvrir une nature archaïque. C’est justement là, où vont se confronter l’Ancien et le Nouveau.

C’est un court texte qui s’appelle « Au soleil », une sorte de prose poétique qui rappelle un peu les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. On y trouve la description d’un marcheur, en pleine campagne. Analogiquement, on va pouvoir rapprocher ce texte de la démarche du flâneur, bien que ce soit plutôt un prédécesseur, davantage qu’une contre-figure. (Ce qui nous rappelle qu’à l’époque moderne, l’opposition Ville-Campagne est une fausse opposition, ou une opposition qui ne recoupe pas du tout celle entre expérience traditionnelle et expérience aliénée. Autrement dit, la perte de l’expérience, de la naïveté, touche aussi la campagne.) Le texte est un peu ésotérique, mais il est très beau.

Il est dix-sept sortes de figues, dit-on, sur l’île. Il faudrait connaître leur nom - se dit l’homme qui chemine au soleil. Il faudrait même ne pas avoir seulement vu les herbes et les animaux qui donnent à l’île visage, sonorité et odeur, les strates de la montagne et les différentes sortes de sol, allant du jaune poussiéreux au brun violet en passant par de larges surfaces couleur cinabre - il faudrait surtout savoir leur nom[1]. Chaque coin de terre n’est-il pas la loi d’une rencontre qui ne se reproduira jamais entre des végétaux et des animaux, et donc toute dénomination d’un lieu n’est-elle pas un chiffre derrière lequel flore et faune se rejoignent une première et une dernière fois. Le paysan possède la clé de l’écriture chiffrée, il connaît les noms. Mais il ne lui est pas donné de dire quelque chose du lieu où elle se trouve. Les noms le rendraient-il peu disert ? Car la plénitude du mot n’échoit-elle qu’à celui qui possède le savoir sans les noms, mais la plénitude du silence à celui qui ne possède rien d’autre que les noms ?[2]

Sûrement n’est-il pas d’ici celui qui se laisse aller à la songerie en marchant, et si des pensées lui sont venues chez lui en plein air, alors c’était de nuit[3].



[1] Quelque part il dit que le nom est la dénomination d’un instant unique (et l’on retrouve la part d’aura, la part de mystère) contrairement à la dénomination scientifique qui se considère hors du temps, alors que là l’instant prend toute son importance.

 

[2] Le scientifique, lui, possède la plénitude du mot, il possède le savoir sans les noms, il est incapable de nommer la nature, il peut juste la connaître.

 

[3] Ensuite, on assiste au retournement critique : Benjamin, qui est en train d’observer, de se laisser à une rêverie en comparant le paysan au scientifique se contemple lui-même observant. Il se décrit lui-même comme citadin, comme flâneur qui se permet une rêverie un peu métaphysique sur le savoir traditionnel et scientifique. Seul le citadin - figure postérieure à cette séparation de l’homme et de la nature que l’on nomme modernité - peut éprouver le besoin de ce genre de rêverie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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