La parole des femmes
Tout ce qui touche à la femme noire est objet de controverse. L'Occident s'est horrifié de sa sujétion à l'homme, s'est apitoyé sur ses "mutilations sexuelles", et s'est voulu l'initiateur de sa libération. A l'opposé, une école d'Africains n'a cessé de célébrer la place considérable qu'elle occupait dans les sociétés traditionnelles, le statut dont elle jouissait et, faisant fi des mythes et de la littérature orale, en est arrivée à une totale idéalisation de son image et de ses fonctions. Nous nous garderons bien de défendre l'une ou l'autre thèse, nous bornant à un certain nombre d'observations. L'Occident a beau jeu de dénoncer la condition de la femme en Afrique quand il a lui‑même largement contribué à sa dégradation. En effet, quelle que soit la place qui fut la sienne à l'époque précoloniale, l'introduction de l'école européenne, française comme anglaise, a porté un coup fatal à cette « civilisation de la femme » dont parle Alioune Diop. Comme dans un premier temps, cette école était réservée aux garçons, elle a introduit plus qu'un fossé entre "lettrés" et "illettrées", une division radicale entre les deux sexes. Très vite, les femmes moins instruites ont été considérées comme des freins à la nécessaire ascension sociale tandis que s'imposaient des idéaux auxquels d'abord elles ne pouvaient s'identifier. Si aujourd'hui, la scolarisation des filles est chose faite dans la majorité des pays, la situation de la femme n'en demeure pas moins fort difficile. De façon contradictoire, on lui demande de rester la détentrice des valeurs traditionnelles et de représenter le rempart contre l'angoissante montée du modernisme alors que la société tout entière est engagée dans la course au progrès. Quand elle cède au vertige général, ce qui est fréquent, on l'accable. "Nos filles ont perdu la tête : il leur faut des voitures, des bijoux, des villas, il n'y a que l'argent qui compte... "
Si nous nous tournons vers les Antilles, un proverbe déclare : « Fem‑n cé chataign, n'hom‑n cé fouyapin », c'est‑à‑dire : « La femme, c'est une châtaigne, l'homme c'est un fruit à pain. » Cette image ne saurait être comprise de ceux qui ne connaissent pas l'univers antillais. Châtaignier et arbre à pain se ressemblent, leurs feuillages sont pratiquement identiques, leurs fruits largement similaires. Cependant quand la châtaigne, arrivée à maturité, tombe, elle délivre un grand nombre de petits fruits à écorce dure semblables aux marrons européens. Le fruit à pain qui n'en contient pas, se répand en une purée blanchâtre que le soleil ne tarde pas à rendre nauséabonde. Hommage est ainsi rendu dans la tradition populaire à la capacité de résistance de la femme, à sa faculté de se tirer mieux que l'homme de situations de nature à l'abattre. Nous rejoignons aussi le thème d'une vieille chanson fort connue : « Fem‑ne tombé pa janmin désespéré », c'est‑à‑dire : « Une femme tombée se relèvera toujours. »
Cependant au‑delà du mythe, qu'en est‑il dans la réalité ?
Le rôle de la femme au sein des luttes de libération antérieures et postérieures à l'abolition de l'esclavage a été largement occulté. Vivant souvent dans l'Habitation à titre de domestique (cuisinière, bonne d'enfants, lingère), elle a dans bien des cas été responsable des empoisonnements collectifs des maîtres et de leur famille, participé aux incendies des plantations, terreur du XVI° siècle et a marroné en nombre important.
Nous avons pensé qu'il serait intéressant d'interroger quelques écrivains femmes des Caraïbes francophones pour cerner l'image qu'elles ont d'elles‑mêmes et appréhender les problèmes dont elles souffrent éventuellement. Nous sommes pleinement conscientes du fait que le témoignage de la littérature est partiel, voire partial, puisqu'il est le fait d'une minorité relativement privilégiée. Il n'en est pas moins précieux.
Nous avons adopté un plan très simple, voire simpliste, qui va de l'enfance aux grandes expériences féminines (la maternité surtout) et à la mort. Quant à la division en deux parties, les Antilles dépendantes et les Antilles indépendantes, que nous avons adoptées, elle ne manquera pas de nous être reprochée. Elle est d'abord l'expression d'une conviction. Comme le dit très justement Jean Benoist dans le deuxième numéro d'Etudes Créoles : « La connaissance des Antilles est soumise à deux tentations contradictoires : l'une place au premier plan des particularités de chaque île au point de mettre en doute toute unité au sein d'un ensemble aussi disparate, l'autre accentue les lignes générales jusqu'à l'effacement des spécificités locales dans un schéma abstrait »
Nous sommes presque victimes de la seconde tentation tant, par‑delà les différences de schémas socioculturels, nous voulons croire à l'unité du « monde caraïbe », et partant, refusons tout classement qui irait d'île en île. D'autre part, nous posons en préalable que dans cet univers dont nous défendons l'unité, bien des différences peuvent provenir de conditions économiques, sociales, psychologiques, susceptibles d'être expliquées par une ou plus ou moins grande dépendance à l'égard des pôles de domination mondiaux. Une telle étude nous permettra d'infirmer ou de confirmer cette thèse en conclusion.
Surtout qu'on ne nous accuse pas de céder à une mode : parler des femmes quand tout le monde le fait. Femme nous‑mêmes, notre propos se justifie sans cela. Enfin, il ne faudrait pas qu'on nous reproche de n'avoir pas étudié tel ou tel écrivain, de n'avoir fait que mentionner tel autre. Cette analyse ne se prétend pas exhaustive. Nous n'avons traité que des auteurs que nous aimions ou dont l'oeuvre nous paraissait complexe et digne d'intérêt.
(1) Jean BENOIST, « L'organisation sociale des Antilles », in Etudes créoles n' 2, mai 79.
Introduction de "la parole des femmes"